À la découverte des langues nilotiques avec le projet Nilomorph

Interview Sciences humaines & sociales

Lameen Souag, linguiste passionné et chercheur au CNRS au Lacito (Langues et civilisations à tradition orale), dirige une équipe du projet Nilomorph, une aventure scientifique soutenue par le Conseil européen de la recherche (juillet 2025 – juin 2031) et accompagné par le service partenariat et valorisation de la délégation CNRS Ile-de-France Villejuif. Ce projet explore comment certaines langues d’Afrique de l’Est, comme le dinka, utilisent des sons et des intonations uniques pour exprimer des idées grammaticales, un peu comme une mélodie dans une seule syllabe. Dans cet entretien, Lameen Souag nous explique ce projet fascinant et ce qu’il pourrait révéler sur l’évolution du langage humain.

En quoi consiste le projet Nilomorph, et qu’est-ce qui rend les langues comme le dinka si spéciales dans leur façon d’utiliser les sons pour construire des phrases ?

Lameen Souag : Le projet Nilomorph vise à étudier la richesse morphologique des langues nilotiques, notamment le dinka, dont la grammaire repose principalement sur des modifications internes des mots. Contrairement à des langues comme le français ou le turc, qui ajoutent des préfixes ou suffixes à des racines presque invariables, le dinka transforme les mots eux-mêmes – à travers des alternances de voyelles, de tons ou de syllabes – pour exprimer des fonctions grammaticales comme le temps, l’aspect ou la conjugaison. Cette stratégie morphologique est extrêmement productive et constitue la base même de la grammaire de cette langue. Les mots en dinka sont d’ailleurs typiquement monosyllabiques, car il a perdu plusieurs syllabes au cours de son évolution. Le fait d’exprimer une morphologie complexe à l’intérieur d’un monosyllabe fait que la majorité les syllabes possibles ont un sens : l’espace de mots possibles est relativement saturé. Cette saturation morphologique rend le dinka et d’autres langues ouest-nilotiques quasiment unique dans le monde, comparable à certains cas rares au Mexique (langues oto-mangues).

Vous cherchez à comprendre non seulement comment ces langues ont évolué, mais aussi pourquoi les gens les parlent ainsi. Comment allez-vous explorer les pensées et les intentions derrière ces changements ?

L. S. : Les changements linguistiques ne sont pas toujours conscients. Parfois, ils reflètent des intentions sociales, comme dans le cas du langage inclusif. Mais souvent, ils échappent à la conscience des locuteurs : on change de manière de parler sans forcément s’en rendre compte. Ces évolutions peuvent servir à se différencier des autres groupes, ou à imiter une personne admirée. Pour le dinka, les évolutions semblent non intentionnelles. Ce sont des questions intérieures à la langue : il faut reconstruire son histoire à partir des traces internes. Cela implique de vérifier les moindres détails, de comparer avec d’autres langues de la même famille qui auraient gardé des formes plus anciennes et conservatrices. Par exemple, on observe que les jeunes shilluks utilisent moins de syllabes que les personnes plus âgées, mais on ne sait pas encore pourquoi. Le dinka est une langue majoritairement orale, influente mais non officielle, ce qui ajoute à la complexité. Il faut donc rassembler beaucoup de données pour mieux comprendre les dynamiques.

Votre équipe utilise des méthodes variées, comme aller sur le terrain ou comparer les langues. Pouvez-vous nous raconter comment vous combinez ces approches pour percer les mystères de ces langues ?

L. S. : L’équipe de Berlin gère la documentation linguistique, celle de Surrey se spécialise dans la morphologie, et au CNRS, nous nous consacrons à la reconstruction historique des langues. Même si je ne vais pas moi-même sur le terrain, d’autres membres doctorants ou postdoctorants s’y rendent pour recueillir des données essentielles. Les données de terrain sont indispensables bien sûr, pour reconstruire l’histoire d’une langue, mais c’est aussi une difficulté, car ce n’est pas toujours facile d’y accéder, ni d’obtenir des données complètes. Malgré cela, on peut avancer en s’appuyant sur les traces internes de la langue, en comparant avec d’autres langues apparentées, souvent plus conservatrices. L’idée est de croiser terrain, analyse morphologique et comparaison pour permettre de révéler les structures et l’histoire de la langue.
 

Le projet étudie comment des parties de mots se sont transformées en sons particuliers. Quels obstacles pourraient compliquer cette recherche, et comment comptez-vous les surmonter ?  

L. S. : L’un des défis majeurs vient du fait que ces langues, comme le dinka, sont surtout orales et n’ont pas de longue tradition écrite. Cela complique énormément la reconstruction historique des transformations morphologiques, notamment la perte de syllabes ou les alternances tonales, car il n’y a pas beaucoup de traces écrites pour suivre ces évolutions. Ensuite, le plus gros obstacle actuel, c’est le manque de données dans certaines langues nilotiques. Pour y remédier, nous devrons mieux documenter plusieurs de ces langues ; je travaille déjà avec un locuteur d’une langue nilotique conservatrice, le maban, afin d’avoir des repères solides. Par ailleurs, maîtriser la littérature existante est aussi un autre défi, car il est difficile de trouver des doctorants ou postdocs qui connaissent bien ce domaine, surtout comparé aux langues mieux étudiées comme les langues germaniques. Mais surtout, la recherche de terrain reste un vrai problème : le Sud-Soudan, où se parlent ces langues, est une région instable, souvent en proie à la guerre civile, avec des infrastructures très limitées et un accès internet quasi inexistant dans beaucoup d’endroits. Cela rend la collecte de données sur place extrêmement compliquée.
 

Ce type de langage est très rare dans le monde. Pourquoi pensez-vous que ces langues africaines ont développé cette particularité, et qu’espérez-vous découvrir à ce sujet ? En quoi ce travail pourrait-il changer notre façon de voir les langues et leur histoire ?

L. S. : Même si ce type de langue est rare dans le monde, le dinka compte tout de même aux dernières estimations, 4 millions de locuteurs, ce qui est loin d’être négligeable. Dans la famille ouest-nilotique, il y a trois sous-branches : certaines langues ont gardé beaucoup de préfixes et suffixes, un peu comme dans des langues agglutinantes telles que le turc, alors que d’autres préfère de changer l’intérieur du mot. Le dinka, lui, a poussé cette particularité à un point extrême, avec parfois jusqu’à 16 formes différentes d’un seul mot exprimées par des changements d’une seule syllabe. C’est certainement le résultat des changements phonétiques qui ont poussé vers la monosyllabicité, mais il nous reste, non seulement de reconstruire ces changements, mais aussi de comprendre comment un tel système puisse être stable. Beaucoup de langues en Asie de l’Est et du Sud-Est ont subi des changements comparables, mais en général le résultat en est qu’elles perdent leur morphologie plutôt que de le mettre à l’intérieur du mot. Ce que ça montre, c’est que les façons classiques d’organiser la parole, auxquelles on est habitués, ne sont pas les seules efficaces. Ces systèmes rares suivent leur propre histoire, leur propre logique, et c’est ça qu’on veut découvrir.

Comment le Service Partenariat et Valorisation (SPV) vous a-t-il accompagné dans la préparation de votre dossier ERC, et en quoi cela a-t-il été utile ?

L. S. : J’ai d’abord suivi les ateliers en ligne proposés par le SPV, qui m’ont permis de comprendre la structure attendue pour un dossier ERC. Ensuite, j’ai été orienté vers le pôle Europe, qui m’a aidé à rassembler tous les chiffres nécessaires, notamment pour le budget, ce qui est une partie assez technique du dossier. Honnêtement, sans ce soutien administratif, ça aurait été beaucoup plus difficile à monter.